Même
en « République islamique » de Mauritanie, c’était la première fois que
je me voyais interrogé dans la rue, pour le simple fait de parler avec
une femme. Il y a tout juste quelques jours, dans le quartier Cinquième,
près du stade Basra. Évidente volonté de provoquer,
toutefois l’aspect patibulaire des quatre hommes qui nous interpelaient
depuis leur voiture n’avait rien de rassurant. Un mot plus haut que
l'autre, et la discussion pouvait tourner à l’embrouille, ai-je alors
pensé. Mais le pire des scénarios aurait été qu’ils sortent pour
embarquer mon amie. Dans un contexte où les agressions sexuelles,
notamment en voiture, sont monnaie courante, et où l’impunité règne
encore vis-à-vis des agresseurs dès lors que le viol n’est pas
accompagné d’un meurtre, on comprend que les craintes ne soient pas
infondées.
Bizarrement,
cette situation relative au viol – un phénomène encore tabou en
Mauritanie et facteur de honte pour les victimes – n’empêche pas un
adage de circuler selon lequel les femmes mauritaniennes détiendraient
le pouvoir réel et domineraient leur mari. Ce serait notamment vrai pour
la communauté maure. Il se dit même que
l’homme maure et la femme noire ont déjà leur place au paradis , parce qu’ils souffriraient trop de leur conjoint ici-bas. Qu’en est-il vraiment ?
Dans
une société où une jeune femme (mauresque ou noire) prend le risque
sérieux de se faire violer, agresser, blesser, le soir en prenant
simplement le taxi, difficile de croire raisonnablement que le genre
féminin détient le pouvoir et un degré de liberté réellement élevé. Le
blog mauritanien Mozaikrim citait, le 31 mai 2015, ces propos
très justes de la sociologue Najwa Kettab, prononcés huit jours plus tôt
à l'occasion de la deuxième édition du Tedx de Nouakchott : « Les
chiffres sur les violences faites aux femmes ici sont tels, les cas de
mariages précoces tels, qu’on ne peut pas parler de paradis mauritanien
pour les femmes. Même avec un statut social où matériellement elle s’en
sort, on assiste dans ces cas plus à des ''carrières matrimoniales'',
qu’autre chose. Les rôles sont figés, et la femme n’a de perspective que
celle que les règles sociales, souvent rigides et traditionnelles, lui
offrent ».
Un pays à la législation schizophrène
Parce
que l’État mauritanien est à la fois une république « islamique » et un
membre et signataire de diverses institutions et conventions
internationales, son arsenal juridique n’est pas exempt de
contradictions s’agissant du statut et des droits des femmes.
Dans
les faits, le pays a ratifié plusieurs instruments juridiques
internationaux consacrant les droits de la femme, tels que la Convention
pour l’Élimination de toutes les Formes de Discriminations à l’égard
des Femmes (CEDEF) – même si plusieurs protocoles additionnels
nécessaires à leur bonne application n’ont pas été adoptés. La
Mauritanie est également signataire du Protocole Additif à la Charte
Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples relatif à la Femme en
Afrique (appelé aussi Protocole de Maputo), qui affirme l'engagement des
États « à modifier les schémas et modèles de comportement socioculturels et de la femme et de l’homme […] en vue de parvenir à
l’élimination de toutes les pratiques culturelles et traditionnelles
néfastes et de toutes autres pratiques fondées sur l’idée d’infériorité
de l’un ou l’autre sexe, ou sur les rôles stéréotypés de la femme et de
l’homme » (Protocole de Maputo, art. 2-1 et 2-2, juillet 2003). Au
sommet du droit interne, la Constitution mauritanienne assure aussi,
dans son article premier, à « tous les citoyens sans distinction d’origine, de race, de sexe ou de condition sociale l’égalité devant la loi ». Pourtant, en
regardant la législation, inspirée du droit islamique et d’une
interprétation « coutumière » de la société, on constate de sérieux
décalages.
En Mauritanie, il
existe peu de textes législatifs ou règlementaires portant
spécifiquement sur les droits des femmes. Certains leur accordent des
droits, d'autres au contraire leur en dénient : l’ordonnance abolissant
l’esclavage (1981) ; le code de l’état civil (1985) ; le code du travail
(2004) qui assure l’égalité des sexes en matière d’emploi, conformément
aux conventions de l’OIT ; ou encore le code du statut personnel (CSP),
qui constitue le cœur du dispositif juridique régissant les questions
liées à la famille (mariage, tutelle des enfants, héritage, etc.). Si le
CSP, adopté en 2001, a eu pour avantage de combler un vide et d’unifier
les pratiques religieuses et coutumières autour d’un instrument
juridique national reflétant un consensus sur les questions relatives à
la famille, il reste que le texte est profondément discriminatoire à l’égard des femmes. L’âge du mariage y est fixé à 18 ans, mais avec possibilité que la mineure soit mariée par son tuteur (weli) « s’il y voit un intérêt évident »
(article 6). Quelques avancées sont introduites, comme l’établissement
d’un contrat de mariage, ou encore l’autorisation des études ou
d’activités professionnelles. Mais elles ne remettent pas en cause le
caractère patriarcal de la société : le tuteur (weli) est
obligatoirement de sexe masculin (art. 9), l’autorité exclusive du mari
sur la famille est confirmée (art. 56), le pouvoir de répudiation est
conforté (« dissolution du mariage par la volonté du mari »,
art. 83). Et les exemples de discriminations légales ne s'arrêtent pas
là : le Code de la Nationalité désavantage les femmes vis-à-vis des
hommes en matière de transmission de la nationalité d’origine, et les
femmes sont largement exclues de la propriété foncière. Les règles de
l'héritage, conformément à la Loi islamique, réservent à la femme la
moitié de la part de l'homme.
Ces
inégalités dans la loi reflètent une société régie par un ordre
patriarcal et patrilinéaire (fondé sur la puissance paternelle, la
parenté par les mâles et la primauté de l’ascendance par le père) et par
la règle du mariage patrilocal (résidence du couple déterminée par la
résidence du père du mari). Cela est vrai pour l’ensemble des
communautés ethnolinguistiques, et se traduit à la fois dans les
relations familiales et sociales, et dans le rapport de chaque femme à
son développement personnel.
Focus sur le sort des femmes maures : entre infantilisation…
L’idée
que la femme mauresque détiendrait vraiment le pouvoir reposerait sur
le fait qu’elle serait maîtresse du porte-monnaie sans travailler ; en
d'autres termes, elle obtiendrait que son mari assure les dépenses que
le moindre de ses caprices lui dicte. Une opinion que la vue des femmes
mauresques enrobées qui circulent en 4x4 dans la commune centrale de
Tevragh-Zeina viendrait conforter. Il y a en fait une certaine
ambivalence sur ce que l’on entend par « pouvoir ». Les femmes disposent
d’une apparente liberté, mais qui implique ce que Mariem Mint Baba
Ahmed appelle « des lieux de manœuvre réduite ». Cette
sociologue mauritanienne, que nous sommes allés interroger, a notamment
travaillé sur les questions de mobilité sociale dans la communauté
maure. Les éléments d’analyse qui suivent concernent donc
essentiellement cette communauté, celle des Maures, qui fait justement
l'objet du fameux adage.
Devant
cette fameuse image de la femme mauresque, obèse, dans sa voiture 4x4,
dépensant l’argent de son mari (et aux mœurs débridées, accessoirement),
qui donne une illusion de pouvoir, rappelons un certain nombre de
réalités. La première, que les femmes roulant en 4x4 sont tout de même
très minoritaires dans ce pays, et surtout visibles dans les quartiers
« huppés » de la commune de Tevragh-Zeina. L’immense majorité des femmes
ne disposent pas de leur propre véhicule, y compris dans la communauté
maure où la précarité reste la règle pour la majorité. Notons ensuite
que cette apparente opulence cache en fait un rapport de domination plus
subtil que dans les autres communautés. Certes, des pratiques telles
que l’excision et la polygamie sont moins courantes chez les Maures que
chez les Peuhls ou les Soninkés. Mais les marges de manœuvre de la femme
mauresque existent à condition qu’elle reste cantonnée à une place bien
précise dans la société. « C’est ce que j’appelle la ''laisse allongée''
», nous explique Mariem Mint Baba Ahmed. Une femme qui n’est pas
mariée, qui travaille, qui veut être autonome, n’est pas valorisée comme
l’est une femme entretenue par un mari. Le rapport de la femme à l’argent donc le résultat d’un véritable processus d’infantilisation.
Pour un résultat équivalent, c’est avant tout le canal emprunté par la
femme qui compte. C’est précisément là où se trouve le subterfuge, car
on passe nécessairement par la mainmise de l’homme. La femme dispose de
l’argent, mais sa position n’a de valeur que si c’est un homme qui le
lui donne. L’homme reste celui qui « fait le bienfait ».
Même
travail d’illusion s’agissant des règles d’héritage : la femme hérite
de la moitié de la part d’un homme, conformément aux règles de l’islam
(ce qui dénote déjà d’un rapport inégalitaire, mais qui laisse a priori tout
de même quelque chose à la femme). Pour autant, la coutume chez les
Maures, notamment en milieu rural, veut généralement qu’elle donne les
biens à ses frères, aux éléments mâles de sa famille. Contrairement aux
autres communautés mauritaniennes, la femme n’appartient jamais vraiment
à sa famille par alliance. Elle reste issue de sa famille d’origine, et
dépend donc des hommes qui la composent.
… et appropriation du corps par la société
Ces
considérations ne se veulent pas exhaustives mais simplement des
éléments de réflexion pour casser les idées reçues sur la femme
mauritanienne
toute puissante .
Si la question des violences sexuelles, par exemple, est encore si
problématique en Mauritanie, c’est que la femme y fait l’objet d’une
déconsidération profonde qui prend diverses formes : celles d’une
équation économique (le pouvoir de l’argent est détenu par les hommes),
d’une équation politique et intellectuelle (les postes à responsabilité
et les travaux intellectuels sont souvent monopolisés par les hommes,
même si l’on observe depuis quelques années l’émergence d’un embryon de
femmes politiques et de femmes d’affaires), ou encore d’une équation
sociale et culturelle. De cette dernière dépend sûrement en grande
partie les autres. Même lorsqu’elles exercent une activité génératrice
de revenus, c’est encore, quelle que soit la communauté, très largement
aux femmes qu’incombent les tâches domestiques liées à l’éducation des
enfants, à l’entretien du foyer et à la cuisine. Les études, les
loisirs, ainsi que bon nombre des espaces publics de détente sont
d’abord occupés par les hommes – lorsqu’ils ne sont pas socialement
proscrits pour les femmes, tout bonnement. À titre d’exemple,
la réputation d’une femme que l’on verrait traîner le soir au café,
fumer une chicha et jouer aux cartes comme le font les hommes, serait
très négative. De la même manière, le sport reste un domaine largement
masculin. Les jeunes joueuses de football ou de basket en font les
frais, puisque leur persévérance à l’entraînement cache mal un contexte
culturel pour le moins défavorable et le manque criant d’appui et de
reconnaissance du sport féminin par les pouvoirs publics. Parmi toutes
les communautés, celles des Maures et des Haratines (descendants
d'esclaves, sont
encore celles qui tolèrent le moins la pratique du sport féminin. La
composition des équipes féminines suffit à s’en convaincre.
Le tollé provoqué en 2013 par le clip du chanteur Hamzo Bryn, intitulé It started from Nouakchott,
illustre à lui seul la pression sociale exercée sur les femmes de la
communauté maure. La vidéo montrait simplement une jeune femme, la
chanteuse Leila Moulay, dévoilée et main dans la main sur la plage avec
le chanteur. À noter toutefois que la vidéo est le deuxième clip
mauritanien le plus vu sur Youtube, ce qui atteste probablement d’un
fort décalage intergénérationnel sur ces questions de société.
Notons également que ce rapport de domination est d’autant plus subtil que c’est la femme elle-même qui est garante du respect des conventions sociales liées à son état de soumission physique et intellectuelle. À l’origine, en milieu rural, on trouve le concept de hadana,
c’est-à-dire de la « garde » (sous-entendu celle de la fille, de la
naissance au mariage) dont la mère est responsable. Son intégrité
physique dépend donc aussi de sa mère (de sa grand-mère si elle est
orpheline, ou de sa tante le cas échéant). Cette responsabilité est
d’autant plus forte que chez les Maures, le mariage ne consacre pas
l’étape de la nuit de noces, comme dans les sociétés du Maghreb, lorsque
la femme doit prouver sa virginité avec un drap blanc. La femme
mauresque est en réalité elle-même garante de sa virginité.
Ce point est d’autant plus important que la femme fait l’objet d’une image négative dans la tradition populaire maure. Dans son ouvrage Figures du féminin dans la société maure (Mauritanie) (2003), l’ethnologue Aline Tauzin écrivait : « Le
statut de la femme, au sein de l’ethnie maure, n’a pas manqué de
susciter l’étonnement des observateurs étrangers. En effet, s’il relève
bien de la logique commune à l’ensemble des sociétés arabo-musulmanes,
il lui est, dans le même temps, irréductible. Si, de la femme, on dit
qu’elle est à la fois charmeuse et ''rusée'', séductrice et mortifère,
la conjuration de la menace dont elle est porteuse s’y effectue
autrement qu’ailleurs. Il n’y est question non pas de
claustration ni de polygamie, par exemple, mais de mise à distance de la
femme, de son évitement, du façonnage d’un corps inaccessible et qui
ignore le manque, puisqu’il est comblé avant même le surgissement de son
désir. Un évitement, soigneusement construit donc, qui se mue
en plainte poétique à l’adresse d’une aimée absente ou cruelle, jusqu’à
que soient rappelés les impératifs de la reproduction sociale ». Sa
recherche est née d'un étonnement qui fut aussi celui de nombreux
visiteurs depuis le Moyen-Âge. Alors que cette société « affirme son
appartenance à la civilisation arabo-musulmane, qu'elle s'exprime dans
un dialecte arabe, elle traite la question du féminin sur un mode
radicalement différent de ce qui peut s'observer ailleurs dans le monde
arabe. Ici ni claustration des femmes, ni voile qui les dérobe
entièrement au regard, ni division de l'espace privé et public, ni même
une séparation entre les sexes d'emblée perceptible. Les comportements
des hommes à l'égard des femmes peuvent être qualifiés de déférents, ils
consistent à les servir, à se soucier de leur bien-être ». Déférence et mise à distance d'autant plus grande que les femmes sont réputées être à la fois
charmeuses et ''rusées'', séductrices et mortifères .
Sans doute ce qui explique en partie qu’hommes et femmes ne se serrent
même que rarement la main, chez les Maures. L’auteur évoque les contes
et les petites histoires présentées comme « vraies » pour appuyer cette
vision négative de la femme : tous esquissent une image d’autant plus
inquiétante de la femme qu’elle y est rusée, n’a pas de parole, bafoue
la loi, y compris les interdits majeurs, mais qu’elle séduit les hommes à
cause de sa beauté.
C’est
pour mieux parer à la dangerosité de la femme et préserver le désir
masculin que la société maure a choisi de façonner son corps, de le « priver de désir en le rendant parfait »
– ce à quoi servent les techniques exercées sur la fillette depuis sa
naissance, les massages et le gavage, entrepris autrefois de manière
systématique vers 6 ou 7 ans, censé l'engraisser suffisamment pour
qu'elle soit précocement vieillie, immobilisée, mieux à même de
conserver sa pureté sexuelle. Le corps féminin « devient inaccessible, il ignore le manque, il est comblé avant même le surgissement du désir ».
Une femme lointaine, sans désir propre mais objet de désir : les
relations entre les sexes sont fondées sur cette structure
dissymétrique.
Ce
n’est qu’autour de la quarantaine que la femme se réapproprie son corps,
retrouve un peu de liberté. Comme si elle avait fait sa part du marché.
C’est l’âge où les femmes ont des amants connus au campement, où elles
deviennent autonomes financièrement. La femme a donné à la société ce
qu’elle attendait (préservation du corps et du code, enfantement, etc.).
- [l’empan et la brasse sont d’anciennes unités de mesure, une brasse valant huit empans]
- cœur
Depuis novembre 2015, un collectif
intitulé « Voix des Femmes », réunissant une vingtaine de jeunes femmes
issues de diverses associations, se met en place. Son objectif :
organiser des causeries dans les quartiers périphériques de Nouakchott,
pour échanger avec les filles sur leurs droits et des sujets de société
(santé reproductive, mariage, etc.). Le collectif, qui se coordonne via
Facebook, est totalement informel et s’est créé pour répondre au manque
d’espaces publics accessibles aux femmes, notamment dans les quartiers
périphériques. Une dizaine de rencontres ont été tenues dans les
différentes communes de la capitale depuis leur démarrage, et plusieurs
autres sont déjà prévues après le Ramadan sur la thématique de la santé
sexuelle reproductive.
Mais
toutes ces initiatives n'ont de sens que si elles s'accompagnent d'une
prise de conscience collective de la condition féminine,
au-delà des classes sociales et des préjugés entre communautés, et que
cette prise de conscience donne lieu à de véritables solidarités, à de
véritables actes collectifs et individuels de courage en faveur des
droits de la femme. Le militantisme doit être assumé. Les discours
conciliants, tentant de convaincre de l'importance des femmes dans la
société parce qu'elles « sont plus de la moitié de la société » ou parce
qu'elles « sont indispensables au développement du pays » (deux
arguments qu'on entend souvent sur ces questions), doivent laisser place
à une reconnaissance pure et simple de la dignité de la femme.
Quand bien même les femmes ne seraient pas majoritaires, quand bien
même elles ne seraient pas les actrices clés du développement et de
l'éducation, elles auraient le droit à l'égalité. Simplement parce
qu'elles sont des êtres humains, au même titre que les hommes. Et qu'à
ce titre elles ont droit au respect.
Reste
que la culture militante, une conscience collective féminine, des liens
de solidarité entre femmes, ne se décrètent pas. Ils se construisent, à
travers l'éducation aux droits, à travers des actes symboliques tout
comme les petites actions discrètes qui permettent de passer lentement
mais sûrement des messages émancipateurs. La liberté est une vaste
demeure qu'il convient d'entretenir constamment pour qu'elle ne
s'effondre pas. Reste qu'en Mauritanie, les plans du chantier sont
encore à dessiner.