samedi 7 juillet 2018

Entre la religion et les pratiques sociales : quelle condition pour les femmes mauritaniennes ?

« Qu’est-ce que vous faites ensemble ? Vous êtes mariés ? »
Même en « République islamique » de Mauritanie, c’était la première fois que je me voyais interrogé dans la rue, pour le simple fait de parler avec une femme. Il y a tout juste quelques jours, dans le quartier Cinquième, près du stade Basra. Évidente volonté de provoquer, toutefois l’aspect patibulaire des quatre hommes qui nous interpelaient depuis leur voiture n’avait rien de rassurant. Un mot plus haut que l'autre, et la discussion pouvait tourner à l’embrouille, ai-je alors pensé. Mais le pire des scénarios aurait été qu’ils sortent pour embarquer mon amie. Dans un contexte où les agressions sexuelles, notamment en voiture, sont monnaie courante, et où l’impunité règne encore vis-à-vis des agresseurs dès lors que le viol n’est pas accompagné d’un meurtre, on comprend que les craintes ne soient pas infondées.
Bizarrement, cette situation relative au viol – un phénomène encore tabou en Mauritanie et facteur de honte pour les victimes – n’empêche pas un adage de circuler selon lequel les femmes mauritaniennes détiendraient le pouvoir réel et domineraient leur mari. Ce serait notamment vrai pour la communauté maure. Il se dit même que « l’homme maure et la femme noire ont déjà leur place au paradis », parce qu’ils souffriraient trop de leur conjoint ici-bas. Qu’en est-il vraiment ?
Dans une société où une jeune femme (mauresque ou noire) prend le risque sérieux de se faire violer, agresser, blesser, le soir en prenant simplement le taxi, difficile de croire raisonnablement que le genre féminin détient le pouvoir et un degré de liberté réellement élevé. Le blog mauritanien Mozaikrim citait, le 31 mai 2015, ces propos très justes de la sociologue Najwa Kettab, prononcés huit jours plus tôt à l'occasion de la deuxième édition du Tedx de Nouakchott : « Les chiffres sur les violences faites aux femmes ici sont tels, les cas de mariages précoces tels, qu’on ne peut pas parler de paradis mauritanien pour les femmes. Même avec un statut social où matériellement elle s’en sort, on assiste dans ces cas plus à des ''carrières matrimoniales'', qu’autre chose. Les rôles sont figés, et la femme n’a de perspective que celle que les règles sociales, souvent rigides et traditionnelles, lui offrent ».
Un pays à la législation schizophrène
Parce que l’État mauritanien est à la fois une république « islamique » et un membre et signataire de diverses institutions et conventions internationales, son arsenal juridique n’est pas exempt de contradictions s’agissant du statut et des droits des femmes.
Dans les faits, le pays a ratifié plusieurs instruments juridiques internationaux consacrant les droits de la femme, tels que la Convention pour l’Élimination de toutes les Formes de Discriminations à l’égard des Femmes (CEDEF) – même si plusieurs protocoles additionnels nécessaires à leur bonne application n’ont pas été adoptés. La Mauritanie est également signataire du Protocole Additif à la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples relatif à la Femme en Afrique (appelé aussi Protocole de Maputo), qui affirme l'engagement des États « à modifier les schémas et modèles de comportement socioculturels et de la femme et de l’homme […] en vue de parvenir à l’élimination de toutes les pratiques culturelles et traditionnelles néfastes et de toutes autres pratiques fondées sur l’idée d’infériorité de l’un ou l’autre sexe, ou sur les rôles stéréotypés de la femme et de l’homme » (Protocole de Maputo, art. 2-1 et 2-2, juillet 2003). Au sommet du droit interne, la Constitution mauritanienne assure aussi, dans son article premier, à « tous les citoyens sans distinction d’origine, de race, de sexe ou de condition sociale l’égalité devant la loi ». Pourtant, en regardant la législation, inspirée du droit islamique et d’une interprétation « coutumière » de la société, on constate de sérieux décalages.
En Mauritanie, il existe peu de textes législatifs ou règlementaires portant spécifiquement sur les droits des femmes. Certains leur accordent des droits, d'autres au contraire leur en dénient : l’ordonnance abolissant l’esclavage (1981) ; le code de l’état civil (1985) ; le code du travail (2004) qui assure l’égalité des sexes en matière d’emploi, conformément aux conventions de l’OIT ; ou encore le code du statut personnel (CSP), qui constitue le cœur du dispositif juridique régissant les questions liées à la famille (mariage, tutelle des enfants, héritage, etc.). Si le CSP, adopté en 2001, a eu pour avantage de combler un vide et d’unifier les pratiques religieuses et coutumières autour d’un instrument juridique national reflétant un consensus sur les questions relatives à la famille, il reste que le texte est profondément discriminatoire à l’égard des femmes. L’âge du mariage y est fixé à 18 ans, mais avec possibilité que la mineure soit mariée par son tuteur (weli) « s’il y voit un intérêt évident » (article 6). Quelques avancées sont introduites, comme l’établissement d’un contrat de mariage, ou encore l’autorisation des études ou d’activités professionnelles. Mais elles ne remettent pas en cause le caractère patriarcal de la société : le tuteur (weli) est obligatoirement de sexe masculin (art. 9), l’autorité exclusive du mari sur la famille est confirmée (art. 56), le pouvoir de répudiation est conforté (« dissolution du mariage par la volonté du mari », art. 83). Et les exemples de discriminations légales ne s'arrêtent pas là : le Code de la Nationalité désavantage les femmes vis-à-vis des hommes en matière de transmission de la nationalité d’origine, et les femmes sont largement exclues de la propriété foncière. Les règles de l'héritage, conformément à la Loi islamique, réservent à la femme la moitié de la part de l'homme.
Ces inégalités dans la loi reflètent une société régie par un ordre patriarcal et patrilinéaire (fondé sur la puissance paternelle, la parenté par les mâles et la primauté de l’ascendance par le père) et par la règle du mariage patrilocal (résidence du couple déterminée par la résidence du père du mari). Cela est vrai pour l’ensemble des communautés ethnolinguistiques, et se traduit à la fois dans les relations familiales et sociales, et dans le rapport de chaque femme à son développement personnel.
Focus sur le sort des femmes maures : entre infantilisation…
L’idée que la femme mauresque détiendrait vraiment le pouvoir reposerait sur le fait qu’elle serait maîtresse du porte-monnaie sans travailler ; en d'autres termes, elle obtiendrait que son mari assure les dépenses que le moindre de ses caprices lui dicte. Une opinion que la vue des femmes mauresques enrobées qui circulent en 4x4 dans la commune centrale de Tevragh-Zeina viendrait conforter. Il y a en fait une certaine ambivalence sur ce que l’on entend par « pouvoir ». Les femmes disposent d’une apparente liberté, mais qui implique ce que Mariem Mint Baba Ahmed appelle « des lieux de manœuvre réduite ». Cette sociologue mauritanienne, que nous sommes allés interroger, a notamment travaillé sur les questions de mobilité sociale dans la communauté maure. Les éléments d’analyse qui suivent concernent donc essentiellement cette communauté, celle des Maures, qui fait justement l'objet du fameux adage.
Dans ces « lieux de manœuvre réduite », nous explique Mariem, on observe avant tout des arrangements entre hommes et femmes, plus qu’une réelle liberté. Il est d’usage chez les Maures d’illustrer la place privilégiée dont bénéficieraient les femmes au sein de leur communauté par le fait qu'elles y seraient davantage servies en nourriture que les autres membres de la famille (en particulier en lait, une denrée précieuse dans les campements nomades). Cette valorisation est en réalité une façade, notamment parce que le vrai pouvoir appartient à celui qui détient la lettre, le savoir – de surcroît dans les tribus maraboutiques, c’est-à-dire de savants. Or, dans toutes les tribus maures, et bien que la femme s’occupe de l’apprentissage (coranique) des enfants, le niveau d’instruction de cette dernière reste primaire. Les religieuses et savantes apprennent la vie du Prophète, dont le récit ne demande pas beaucoup d’analyse, mais les phases interprétatives, les travaux intellectuels lourds, sont laissés aux hommes. Les femmes, par exemple, n’ont pas accès à l’exégèse, c’est-à-dire en philologie à l’étude approfondie et critique du texte. Les exceptions sont rares et confirment la règle : si des femmes, par le passé, ont enseigné à leur neveu, à leur petit-fils, etc., il n’est pas encore permis que se développe une érudition féminine. Le savoir sacré, depuis bien longtemps, est réservé aux hommes. Traditionnellement, la fille était certes alphabétisée tôt (autour de cinq ans), mais était gavée ensuite dès l’âge de six ans, mariée à l’âge de douze ou treize, enceinte peu de temps après.
Les progrès de la scolarisation, même avec l’échec de l’École publique mauritanienne depuis une génération, ont permis de dépasser en partie cette situation, mais on comprend bien qu'avec un tel parcours, dans les villages et campements maures, l'apprentissage des filles ne peut équivaloir celui des garçons. Surtout, compte tenu du caractère encore récent (trois ou quatre décennies tout au plus) de l’urbanisation de masse dans le pays, ce qui s’observe dans les campagnes ne peut être totalement dissocié de ce qui se passe en ville. Au final, nous dit Mariem Mint Baba Ahmed, « la femme n’est pas comptée dans la chaîne de transmission du savoir ». Or, ajoute-t-elle, « le pouvoir, ce sont deux choses : celui qui a l’argent, certes, mais aussi celui qui a la lettre ».

Devant cette fameuse image de la femme mauresque, obèse, dans sa voiture 4x4, dépensant l’argent de son mari (et aux mœurs débridées, accessoirement), qui donne une illusion de pouvoir, rappelons un certain nombre de réalités. La première, que les femmes roulant en 4x4 sont tout de même très minoritaires dans ce pays, et surtout visibles dans les quartiers « huppés » de la commune de Tevragh-Zeina. L’immense majorité des femmes ne disposent pas de leur propre véhicule, y compris dans la communauté maure où la précarité reste la règle pour la majorité. Notons ensuite que cette apparente opulence cache en fait un rapport de domination plus subtil que dans les autres communautés. Certes, des pratiques telles que l’excision et la polygamie sont moins courantes chez les Maures que chez les Peuhls ou les Soninkés. Mais les marges de manœuvre de la femme mauresque existent à condition qu’elle reste cantonnée à une place bien précise dans la société. « C’est ce que j’appelle la ''laisse allongée'' », nous explique Mariem Mint Baba Ahmed. Une femme qui n’est pas mariée, qui travaille, qui veut être autonome, n’est pas valorisée comme l’est une femme entretenue par un mari. Le rapport de la femme à l’argent donc le résultat d’un véritable processus d’infantilisation. Pour un résultat équivalent, c’est avant tout le canal emprunté par la femme qui compte. C’est précisément là où se trouve le subterfuge, car on passe nécessairement par la mainmise de l’homme. La femme dispose de l’argent, mais sa position n’a de valeur que si c’est un homme qui le lui donne. L’homme reste celui qui « fait le bienfait ».
Même travail d’illusion s’agissant des règles d’héritage : la femme hérite de la moitié de la part d’un homme, conformément aux règles de l’islam (ce qui dénote déjà d’un rapport inégalitaire, mais qui laisse a priori tout de même quelque chose à la femme). Pour autant, la coutume chez les Maures, notamment en milieu rural, veut généralement qu’elle donne les biens à ses frères, aux éléments mâles de sa famille. Contrairement aux autres communautés mauritaniennes, la femme n’appartient jamais vraiment à sa famille par alliance. Elle reste issue de sa famille d’origine, et dépend donc des hommes qui la composent.
… et appropriation du corps par la société
Ces considérations ne se veulent pas exhaustives mais simplement des éléments de réflexion pour casser les idées reçues sur la femme mauritanienne « toute puissante ». Si la question des violences sexuelles, par exemple, est encore si problématique en Mauritanie, c’est que la femme y fait l’objet d’une déconsidération profonde qui prend diverses formes : celles d’une équation économique (le pouvoir de l’argent est détenu par les hommes), d’une équation politique et intellectuelle (les postes à responsabilité et les travaux intellectuels sont souvent monopolisés par les hommes, même si l’on observe depuis quelques années l’émergence d’un embryon de femmes politiques et de femmes d’affaires), ou encore d’une équation sociale et culturelle. De cette dernière dépend sûrement en grande partie les autres. Même lorsqu’elles exercent une activité génératrice de revenus, c’est encore, quelle que soit la communauté, très largement aux femmes qu’incombent les tâches domestiques liées à l’éducation des enfants, à l’entretien du foyer et à la cuisine. Les études, les loisirs, ainsi que bon nombre des espaces publics de détente sont d’abord occupés par les hommes – lorsqu’ils ne sont pas socialement proscrits pour les femmes, tout bonnement. À titre d’exemple, la réputation d’une femme que l’on verrait traîner le soir au café, fumer une chicha et jouer aux cartes comme le font les hommes, serait très négative. De la même manière, le sport reste un domaine largement masculin. Les jeunes joueuses de football ou de basket en font les frais, puisque leur persévérance à l’entraînement cache mal un contexte culturel pour le moins défavorable et le manque criant d’appui et de reconnaissance du sport féminin par les pouvoirs publics. Parmi toutes les communautés, celles des Maures et des Haratines (descendants d'esclaves, culturellement rattachés aux Maures) sont encore celles qui tolèrent le moins la pratique du sport féminin. La composition des équipes féminines suffit à s’en convaincre.
Entre soumission et manipulation sociale : quelle condition pour la femme en Mauritanie ?
De même, les femmes mauresques et haratines subissent souvent davantage les contraintes morales et vestimentaires relatives à la tradition et à la religion. À tel point que le port de la melahfa, le voile traditionnel maure, n’est aujourd’hui substitué que par des voiles venus d’ailleurs (le niqab, notamment), et ce sous l’influence de l’islam salafiste en forte progression dans certains quartiers de la capitale. On ne voit d’ailleurs à peu près jamais de femmes de ces communautés les cheveux découverts, et si l’une osait marcher tête nue, elle s’exposerait à bien des remarques.
Le tollé provoqué en 2013 par le clip du chanteur Hamzo Bryn, intitulé It started from Nouakchott, illustre à lui seul la pression sociale exercée sur les femmes de la communauté maure. La vidéo montrait simplement une jeune femme, la chanteuse Leila Moulay, dévoilée et main dans la main sur la plage avec le chanteur. À noter toutefois que la vidéo est le deuxième clip mauritanien le plus vu sur Youtube, ce qui atteste probablement d’un fort décalage intergénérationnel sur ces questions de société.
Cette pression sociale, celle qui prohibe de s’habiller à sa convenance, celle qui interdit le sport, celle qui justifiait autrefois le gavage (certes en désuétude, mais dont l’une des séquelles réside en un maintien du surpoids comme critère de beauté), celle qui inhibe les ambitions professionnelles, celle qui prohibe certaines histoires d'amour, cette pression-là participe d’un contrôle social fort sur le corps de la femme. Celle-ci n’en dispose pas librement, et est donc sommée de se cantonner à la place qui est traditionnellement la sienne. L’histoire du corps de la femme est celle d’une domination sociale presque tout au long de sa vie. Mariem Mint Baba Ahmed nous explique : « Dès l’enfance, chez les Maures marabouts et guerriers, le corps de la fille est maîtrisé, et l’on en attend beaucoup : la petite fille sera massée. Ses os sont massés, frictionnés – une pratique qui s’observe dans d’autres communautés africaines pour des raisons de santé. Il se dit par exemple qu’un bébé massé dormira mieux. À la différence que chez les autres, on masse tous les enfants, tandis que chez les Maures, seule la fille fait l’objet du massage durant les quarante premiers jours. Les considérations sont plutôt esthétiques : elle doit avoir le mollet d’une certaine forme, etc. ». Autre croyance « traditionnelle » chez les Maures : au moment d’allaiter, la mère regarde son enfant dans les yeux lorsqu’il s’agit d’un garçon. Pour une fille, elle regarde tout son corps, car « le regard de la mère nourrit ». Il se dit qu’en regardant une partie du corps seulement, elle la ferait grossir aux dépens des autres. Nourrir l’intelligence chez l’homme, nourrir le corps chez la femme. Dans la tradition populaire, il est ainsi important que le garçon soit intelligent. Pas la fille.









Notons également que ce rapport de domination est d’autant plus subtil que c’est la femme elle-même qui est garante du respect des conventions sociales liées à son état de soumission physique et intellectuelle. À l’origine, en milieu rural, on trouve le concept de hadana, c’est-à-dire de la « garde » (sous-entendu celle de la fille, de la naissance au mariage) dont la mère est responsable. Son intégrité physique dépend donc aussi de sa mère (de sa grand-mère si elle est orpheline, ou de sa tante le cas échéant). Cette responsabilité est d’autant plus forte que chez les Maures, le mariage ne consacre pas l’étape de la nuit de noces, comme dans les sociétés du Maghreb, lorsque la femme doit prouver sa virginité avec un drap blanc. La femme mauresque est en réalité elle-même garante de sa virginité.
Ce point est d’autant plus important que la femme fait l’objet d’une image négative dans la tradition populaire maure. Dans son ouvrage Figures du féminin dans la société maure (Mauritanie) (2003), l’ethnologue Aline Tauzin écrivait : « Le statut de la femme, au sein de l’ethnie maure, n’a pas manqué de susciter l’étonnement des observateurs étrangers. En effet, s’il relève bien de la logique commune à l’ensemble des sociétés arabo-musulmanes, il lui est, dans le même temps, irréductible. Si, de la femme, on dit qu’elle est à la fois charmeuse et ''rusée'', séductrice et mortifère, la conjuration de la menace dont elle est porteuse s’y effectue autrement qu’ailleurs. Il n’y est question non pas de claustration ni de polygamie, par exemple, mais de mise à distance de la femme, de son évitement, du façonnage d’un corps inaccessible et qui ignore le manque, puisqu’il est comblé avant même le surgissement de son désir. Un évitement, soigneusement construit donc, qui se mue en plainte poétique à l’adresse d’une aimée absente ou cruelle, jusqu’à que soient rappelés les impératifs de la reproduction sociale ». Sa recherche est née d'un étonnement qui fut aussi celui de nombreux visiteurs depuis le Moyen-Âge. Alors que cette société « affirme son appartenance à la civilisation arabo-musulmane, qu'elle s'exprime dans un dialecte arabe, elle traite la question du féminin sur un mode radicalement différent de ce qui peut s'observer ailleurs dans le monde arabe. Ici ni claustration des femmes, ni voile qui les dérobe entièrement au regard, ni division de l'espace privé et public, ni même une séparation entre les sexes d'emblée perceptible. Les comportements des hommes à l'égard des femmes peuvent être qualifiés de déférents, ils consistent à les servir, à se soucier de leur bien-être ». Déférence et mise à distance d'autant plus grande que les femmes sont réputées être à la fois « charmeuses et ''rusées'', séductrices et mortifères ». Sans doute ce qui explique en partie qu’hommes et femmes ne se serrent même que rarement la main, chez les Maures. L’auteur évoque les contes et les petites histoires présentées comme « vraies » pour appuyer cette vision négative de la femme : tous esquissent une image d’autant plus inquiétante de la femme qu’elle y est rusée, n’a pas de parole, bafoue la loi, y compris les interdits majeurs, mais qu’elle séduit les hommes à cause de sa beauté.
C’est pour mieux parer à la dangerosité de la femme et préserver le désir masculin que la société maure a choisi de façonner son corps, de le « priver de désir en le rendant parfait » – ce à quoi servent les techniques exercées sur la fillette depuis sa naissance, les massages et le gavage, entrepris autrefois de manière systématique vers 6 ou 7 ans, censé l'engraisser suffisamment pour qu'elle soit précocement vieillie, immobilisée, mieux à même de conserver sa pureté sexuelle. Le corps féminin « devient inaccessible, il ignore le manque, il est comblé avant même le surgissement du désir ». Une femme lointaine, sans désir propre mais objet de désir : les relations entre les sexes sont fondées sur cette structure dissymétrique.
Ce n’est qu’autour de la quarantaine que la femme se réapproprie son corps, retrouve un peu de liberté. Comme si elle avait fait sa part du marché. C’est l’âge où les femmes ont des amants connus au campement, où elles deviennent autonomes financièrement. La femme a donné à la société ce qu’elle attendait (préservation du corps et du code, enfantement, etc.).









Une condition féminine pas si hétérogène que ça d'une communauté à l'autre
Devant ce tableau bien peu reluisant, on évitera de tarir d'éloges s'agissant de la situation de la femme mauritanienne. Qu'elle soit mauresque, peuhl, soninké, wolof ou haratine. La condition féminine connaît certes des nuances et des différences selon l’ethnie ou la catégorie sociale. Par exemple, même si son importance reste difficile à mesurer, la pratique de la polygamie est toujours relativement fréquente au sein des groupes soninkés, wolofs et peuhls, alors qu’elle est rare dans la communauté arabo-berbère (maure) et chez les Haratines. De même pour l'excision, qui concernerait autour de 70% des femmes en Mauritanie selon le Fonds des Nations Unies pour la Population (UNFPA), et qui serait pratiquée à des seuils différents à l’échelle nationale : 92% chez les Soninkés, contre 72% chez les Peuhls, 71% parmi les Maures et 28% en milieu Wolof. Mais les disparités d’une catégorie à l’autre ne doivent pas faire oublier le sort commun des femmes mauritaniennes, dont on peut notamment citer les caractéristiques suivantes : infériorité sui generis, soumission au système patriarcal, dépendance économique, exclusion des espaces publics (notamment en soirée), exposition aux violences, prévalence des mutilations génitales féminines (en particulier l’excision), mariages précoces, ignorance de leurs droits. Une situation qui semble encore aggravée en milieu rural.
Il convient également de rappeler des situations qui peuvent sembler marginales et qui sont globalement tolérées malgré ce qu'elles représentent de dégradant et de violent pour la femme. On évoquera notamment la persistance de formes d'esclavage, et avec elles de l'esclavage sexuel, dénoncé par diverses organisations de la société civile, notamment dans la communauté maure (l'esclavage concernerait 1,06% de la population mauritanienne, soit 43.000 personnes selon l’édition 2016 du Global Slavery Index publié par l’ONG Walk Free). Plus largement, la misère rurale et l’accélération du processus d’urbanisation depuis la fin des années 1970 ont produit de nouvelles formes de salariat domestique. Des milliers de filles venues des zones rurales ou de familles pauvres se retrouvent employées par les classes moyennes et riches comme bonnes à tout faire. Ce travail, non-réglementé, souvent exténuant et mal payé, voire non-rémunéré, les expose à de fréquentes violences physiques, verbales et/ou sexuelles. Les domestiques sont principalement issues des ethnies minoritaires (Haalpulaars, Wolofs et Soninkés) et des couches sociales haratines. Dans le cas de ces dernières, le travail domestique ne serait souvent qu’un travestissement des relations anciennes de servilité.
La condition féminine est donc à dénoncer dans toutes les communautés. Elles ont d'ailleurs toutes développé une image négative de la femme, chargée de préjugés. Cela se traduit autant par des réflexions d'hommes peuhls défendant la pratique de l'excision sous prétexte que « les femmes sont vicieuses » et « que si elles pouvaient, elles auraient trois ou quatre partenaires dans la même nuit » (et là, on a envie de leur dire : vous êtes sûrs que vous connaissez bien les femmes ?), que par des avertissements d'hommes maures qui affirment que les femmes mauresques « te prendront tout ton argent jusqu'au divorce ». Il ne manque que ceux qui affirment qu'un bon mari « corrige sa femme quand elle est têtue ». Sans trop s'attarder sur les témoignages récoltés ici et là, penchons-nous plutôt sur les proverbes, maximes et dictons traditionnels des différentes langues de la Mauritanie. On constate, sans être exhaustif, que bon nombre d'entre eux révèlent une image globalement très négative de la femme, indigne de confiance et chargée de défauts quand elle ne la limite pas au mariage et à son rôle de mère. En voici un petit échantillon, extrait d'une Étude sur les stéréotypes et obstacles socioculturels basés sur le genre (juillet 2011) commanditée par le Fonds des Nations Unies pour la Population.
Parmi les proverbes wolofs :
  • Taaru jigeen, sëy (le mariage est la consécration de la femme) ;
  • Jigeen, soppal te bul woolu (aime une femme, ne lui fais pas confiance) ;
  • Jigeen yoon le, bul toopetoo ki le ci jëkkë ak ki le ci toopp (la femme est comme un chemin, ne te soucie pas de qui l’a emprunté avant toi ni de qui l’empruntera après) ;
  • Ku ñulug jekker yakk doom (qui met son mari dans la marmite, déjeunera de son enfant).
Parmi les proverbes hassaniyas (dialecte arabe mauritanien) :
  • Ennar ma vihé nweré oula’leyatt ma vihoum sghiré [il n’y a pas de petit feu, comme il n’y a pas de petite femme (même les petites filles sont dangereuses)] ;
  • Le’leyatt ma yeguer vihoum el kheir (les femmes sont rarement reconnaissantes) ;
  • Eneythi atihé chbir tetamé dhra (donnez-lui un empan, elle exigera une brasse[l’empan et la brasse sont d’anciennes unités de mesure, une brasse valant huit empans] ;
  • Amayem l’jouad, e na’il l’klab (la femme est la couronne de l’homme parfait et la chaussure du chien) ;
  • Oum lamhe maa’vi a rahme (une femme bien en chair n’a pas de cœur) ;
  • El mar atou touhibou men younkihouha we lew kané ghirden (la femme aime qui copule avec elle, même si c’est un singe).
Parmi les proverbes pulaars :
  • So dewbo woppidaama e hoore mum ko naalaŋke resata ɗum (laissée à elle-même, une femme épouse toujours un saltimbanque) ;
  • Mo rewi feere dewbo yooloo (qui suit les conseils d’une femme, se noiera) ;
  • So yumma ma defanii ma, ñaam, so fewjanii ma, salo (mange le repas que ta mère a préparé, mais n’écoute pas ses conseils) ;
  • Dewbo ko ɓuuɓɗam mbarojam, peŋgam njoolojam (la femme est une eau fraîche qui tue, une eau peu profonde qui noie) ;
  • Mo nanaani haala baaba mum, nanaani haala gorko mum, ma bone haalan ɗum nana (la femme qui n’écoute ni son père ni son mari entendra les paroles du malheur).
Parmi les proverbes soninkés :
  • Gundoni tanmi ga n maxa, kaabu sawu a na baane kini yaxare (ne confie à la femme qu'un dixième de tes secrets) ;
  • Yaxare feti gunda n lema (on ne peut se fier à une femme) ;
  • Yaxari n bure n pasu duuro (mauvaise femme vaut mieux que maison vide) ;
  • Yaxare ñafooni kaŋŋe, yugo n ka ñiiñe (l’or aux femmes, la terre aux hommes) ;
  • Saliñe raxe n ti labo jonko (la poule n’a pas voix au chapitre dans une querelle sur le prix des couteaux)








Concrètement, comment se décline le combat pour les droits des femmes en Mauritanie, aujourd'hui ? Quelques associations se mobilisent, depuis une quinzaine d’années environ, sur les questions du genre, de la place de la femme ou des violences sexuelles. On peut notamment citer deux organisations emblématiques, à savoir l’Association des Femmes Chefs de Famille (AFCF), dont la présidente Aminetou Mint Moctar bénéficie d’une visibilité médiatique appréciable (parfois trop peut-être) ; et l’Association Mauritanienne pour la Santé de la Mère et de l’Enfant (AMSME), présidée par Zeynabou Taleb Moussa. On pourrait y ajouter l'Association de Lutte contre la Dépendance (ALD), présidée par Toutou Mint Ahmed Jiddou, moins connue mais également active. Ces trois structures associatives, nées entre 1999 et 2000, sont relativement proches dans leurs objectifs et leur façon d'opérer. Toutes trois se positionnent régulièrement sur la question des violences sexuelles, des mutilations génitales féminines, contre les mariages forcés et sur l'accompagnement et l'assistance des femmes victimes de violences. Pour cela, elles disposent notamment de centres d'accueil, à Nouakchott et dans l'intérieur du pays (à Nouadhibou, à Rosso, etc.), et mènent ponctuellement des actions de plaidoyer, par exemple chaque 8 mars à l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes. L'AMSME avait même mis en place il y a quelques années un numéro vert pour les victimes à Nouakchott.
Toutefois, on note une faible collaboration entre ces différentes structures – en particulier les plus importantes, l'AFCF et l'AMSME, entre lesquelles il semble exister une réelle concurrence de leadership, voire des problèmes d’égo entre les présidentes. Bien souvent, chaque association prétend être la première à être venue en aide aux femmes victimes de violences, et revendique à ce titre une certaine légitimité historique dans ce secteur. Or, les considérations de personnes, dans le contexte mauritanien, nuisent beaucoup à l’action du milieu associatif dans le domaine du genre, en limitant naturellement les actions collectives de plaidoyer, la mutualisation des moyens et les échanges d’information. Les moyens sont trop faibles, les adversaires trop nombreux pour se permettre de se nuire mutuellement.

Des ONG de développement, telles que Caritas Mauritanie ou l'Association des Facilitateurs pour le Développement Communautaire (AFDC), se positionnent davantage sur le domaine social (appui à la mise en place de coopératives, à l’alphabétisation, au renforcement de capacités des femmes, etc.) que sur les actions de plaidoyer. Des actions qui contribuent à leur échelle à l'émancipation économique et sociale de la femme, et qui sont donc au moins aussi importantes que la question des droits. D’autres associations et initiatives encore, plus modestes, appuient la cause féminine dans des domaines précis. Ainsi, l’association NTIC & Citoyenneté, créée en fin 2000, a lancé « Maurifemme » en 2004, un portail en ligne pour promouvoir la place des femmes dans le secteur des nouvelles technologies. Plus récemment, l’association InnovRIM, composée de jeunes ingénieurs en informatique et en télécommunication, a lancé l’initiative Femmes & TIC qui consiste en des formations gratuites en informatique auprès de jeunes filles déscolarisées de Nouakchott.
Au-delà du tissu associatif formel, on observe l’émergence de quelques militantes de la cause féministe, notamment parmi des jeunes issues des différentes communautés. On peut citer l’initiative eTkelmi (« Parle », en arabe), née en 2013 suite à plusieurs cas de viols et de meurtres de jeunes filles. L’initiative réunit quelques jeunes femmes mauresques, essentiellement arabophones, surtout actives sur les réseaux sociaux, et dont la revendication principale porte sur la modification de trois articles du Code pénal (articles 307, 309 et 310) pour parvenir à une criminalisation effective du viol en Mauritanie.

Depuis novembre 2015, un collectif intitulé « Voix des Femmes », réunissant une vingtaine de jeunes femmes issues de diverses associations, se met en place. Son objectif : organiser des causeries dans les quartiers périphériques de Nouakchott, pour échanger avec les filles sur leurs droits et des sujets de société (santé reproductive, mariage, etc.). Le collectif, qui se coordonne via Facebook, est totalement informel et s’est créé pour répondre au manque d’espaces publics accessibles aux femmes, notamment dans les quartiers périphériques. Une dizaine de rencontres ont été tenues dans les différentes communes de la capitale depuis leur démarrage, et plusieurs autres sont déjà prévues après le Ramadan sur la thématique de la santé sexuelle reproductive.

Mais toutes ces initiatives n'ont de sens que si elles s'accompagnent d'une prise de conscience collective de la condition féminine, au-delà des classes sociales et des préjugés entre communautés, et que cette prise de conscience donne lieu à de véritables solidarités, à de véritables actes collectifs et individuels de courage en faveur des droits de la femme. Le militantisme doit être assumé. Les discours conciliants, tentant de convaincre de l'importance des femmes dans la société parce qu'elles « sont plus de la moitié de la société » ou parce qu'elles « sont indispensables au développement du pays » (deux arguments qu'on entend souvent sur ces questions), doivent laisser place à une reconnaissance pure et simple de la dignité de la femme. Quand bien même les femmes ne seraient pas majoritaires, quand bien même elles ne seraient pas les actrices clés du développement et de l'éducation, elles auraient le droit à l'égalité. Simplement parce qu'elles sont des êtres humains, au même titre que les hommes. Et qu'à ce titre elles ont droit au respect.
Reste que la culture militante, une conscience collective féminine, des liens de solidarité entre femmes, ne se décrètent pas. Ils se construisent, à travers l'éducation aux droits, à travers des actes symboliques tout comme les petites actions discrètes qui permettent de passer lentement mais sûrement des messages émancipateurs. La liberté est une vaste demeure qu'il convient d'entretenir constamment pour qu'elle ne s'effondre pas. Reste qu'en Mauritanie, les plans du chantier sont encore à dessiner.

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