C’est
l’histoire tragique d’une jeune fille sans histoire. L’histoire de
Zeynab, âgée de 15 ans et vivant à Arafat, un quartier périphérique de
Nouakchott, capitale de la Mauritanie. L’histoire d’une victime dans la
fleur de l’âge, partie acheter de la menthe pour sa mère aux alentours
de 15h, et embarquée de force par trois individus sous la menace d’armes
blanches. C’est l’histoire d’un viol collectif, comme il en arrive
malheureusement trop souvent en Mauritanie. Ramenée inconsciente chez
elle au crépuscule par trois personnes, dont deux portant un uniforme de
police – probablement ses agresseurs eux-mêmes –, l’enfant ne
témoignera qu’à son réveil, une fois à l’hôpital.
Son histoire, relatée sur le portail d’information en ligne Cridem
le 31 août dernier, c’est celle des femmes mauritaniennes, victimes
d'une explosion des violences à leur égard ces dernières années.
Rappelons d’ailleurs que la criminalisation du viol fait l'objet d'un
flou juridique en Mauritanie et n'est, de fait, pas appliquée. Pour
autant, des acteurs de la société civile tentent de se saisir du sujet
et de venir en aide aux victimes. Qu’en est-il vraiment, et comment
expliquer cette situation qui voit les tragédies s’enchaîner ?
Présentés
comme des faits divers par la presse mauritanienne, les récits de ce
type se sont multipliés ces dernières années. Or, ce phénomène devrait
alerter et mobiliser tous les types d’acteurs, car le viol constitue un acte d’une violence inouïe qui prend facilement le pas sur la vie des victimes.
En plus de représenter une menace perpétuelle pour toutes les femmes.
Prendre simplement le taxi une fois la nuit tombée revient déjà à
prendre un risque, en particulier en direction des quartiers
périphériques de la capitale.
Une
certaine prise de conscience semble avoir émergé ces dernières années.
Deux évènements sont notamment venus bousculer les consciences. Le
premier est l’enlèvement de Penda Sogue dans un taxi, violée et
assassinée dans la nuit du 27 au 28 mars 2013. Rentrant de chez sa sœur
de la commune (Moughataa) de Teyarett vers le quartier Sixième
(commune d’El Mina), cette jeune épouse de vingt ans et mère d’un enfant
de trois ans s’est faite piégée par trois hommes qui n’en étaient pas,
semble-t-il, à leur premier fait d’armes, et qui se servaient pour cela
de leur taxi. Trois suspects sont rapidement arrêtés dans un état
attestant une forte consommation de drogue, à bord de leur véhicule dont
une fouille permet de trouver la pièce d’identité de la victime. Une
jeune fille témoigne même leur avoir échappé la veille. Finalement, le
corps mutilé de Penda Sogue est retrouvé le lendemain dans le quartier
de Tarhile, accusant des traces de viols, les yeux arrachés, les membres
et le cou disloqués, un couteau enfoncé dans le crâne et ressortant par
la nuque.
Le
3 avril suivant était organisée une marche pour dénoncer les viols et
les violences faites aux femmes, et pour demander à la Justice de
condamner les suspects à la perpétuité, et aux autorités de faire
appliquer l’enregistrement des taxis.
Le
deuxième électrochoc prend lieu la même année, le 27 octobre. Il s’agit
du cas de Kadji Touré, six ans seulement, toujours en périphérie de
Nouakchott. Disparue ce dimanche-là vers 10h du matin, le corps de celle
que l'on connaît comme Yaye dans son quartier de Kouva est retrouvé
sans vie, quelques heures plus tard sur la plage, vers l’hôtel Ahmedi,
avec des marques de viols. Comme pour Penda Sogue, les manifestations se
succèdent les jours suivants : un sit-in pacifique devant la présidence
le 31 octobre, une marche Stop au viol entre le Ministère de
l’Intérieur et le Palais de Justice le 5 novembre, etc. Mais peu de
changements surviennent, en particulier de la part des autorités.
Sit-in
organisé par l'initiative eTkelmi devant le Ministère de la Justice,
pour réclamer des mesures politiques en faveur de la criminalisation du
viol en Mauritanie (18 février 2015, Nouakchott).
Depuis,
les récits d’horreur sont devenus assez réguliers dans les médias, et
notamment les sites d’information en ligne. La violence semble même
s’accroître, et le sentiment de sécurité demeure trop souvent
inaccessible pour de nombreuses femmes et jeunes filles. On peut
évoquer, par exemple, l’affaire de la petite Zineb Mint Abdellahi, dix
ans, attirée dans un traquenard alors qu’elle se rendait à l’école
coranique, avant d’être violée et immolée par le feu, en décembre 2014
dans la commune d’Arafat, toujours à Nouakchott. Grièvement blessée
suite à ses brûlures, elle a succombé en arrivant à l’hôpital. Deux
suspects ont alors été arrêtés. Ils ont été condamnés à mort au mois de
juillet 2015 – la peine capitale n’est pas appliquée en Mauritanie
depuis 1987 (à l'exception des évènements de 1989-1991).
Plus
récemment, le 11 février 2016, Roughaya Mint Ahmed, âgée de huit ans,
était retrouvée pendue dans la commune d’Arafat, après avoir été violée.
Ses agresseurs sont restés introuvables. Huit jours plus tard, le 19
février, rebelote dans la commune de Riyad, au niveau du quartier de PK 8
: une fillette de sept ans est découverte, inanimée et saignante, dans
une concession abandonnée. Malgré des témoignages de voisins, le
principal suspect n’a pas été inquiété. D’aucuns affirmant qu’il aurait
des relations au sein du commissariat de police de Riyad 2, ou que
d’autres personnes craindraient des représailles.
Dans
tous les cas, les forces de sécurité sont généralement aux abonnés
absents s’agissant des affaires de viols. La multiplication des affaires
de violences atteste du fait que depuis Penda Sogue et Kadji Touré,
bien peu de choses ont changé. Et pour cause, les raisons sont à
chercher en profondeur.
En
2014, le jeune réalisateur mauritanien Abdellahi Dia exécute un
court-métrage intitulé « Ni consenti, Ni provoqué », rapportant les
témoignages émouvants des mères de jeunes filles victimes d'agression
sexuelle et de meurtre.
Une question de société qui en soulève d’autres
Fait
assez rare pour être souligné, la Cour criminelle de Nouakchott a
condamné quatre ex-agents mauritaniens de la Sécurité routière (GSSR) le
18 mars 2014, à des peines de deux à sept ans de prison ferme pour le
viol, fin 2013, d’une Sénégalaise serveuse dans un restaurant de
Nouakchott. Cette agression avait suscité une série de manifestations en
novembre et décembre 2013 contre les violences faites aux femmes et
pour réclamer justice. Mais force est de constater que de manière générale, les histoires de viol sont le plus souvent étouffées. Et
celles qui se retrouvent médiatisées, celles qui choquent l’opinion,
qui provoquent des marches, qui suscitent des condamnations et la
compassion apparente des responsables politiques ou religieux, sont
celles qui s’accompagnent du meurtre et de la torture. Le témoignage de
la mère de Zineb Mint Abdellahi, rapporté dans le film-documentaire « Ni
consenti, Ni provoqué », du réalisateur Abdellahi Dia, en 2014, est à
cet égard édifiant, quand, en larmes, elle dit : « Le crime de viol aurait été suffisant, mais il a fallu qu'ils la tuent ». De façon dramatique, le viol seul suffit rarement à susciter l’indignation générale.
Car cette question reste encore tabou dans le pays, et une source
d’humiliation pour la femme victime et sa famille. Sans compter que les
histoires de viol suscitent parfois des interrogations sur les mœurs et
l’attitude de la victime : que faisait-elle dehors le soir ? Comment
était-elle habillée ? Qu’a-t-elle fait qui a amené un homme à la
violenter ?
Pire,
l’attitude des hommes est elle-même parfois justifiée, sous couvert
qu’il s’agirait pour eux d’une « maladie » (terme employé par de
nombreux Mauritaniens), qu’ils seraient incapables de se contrôler, et
que par conséquent ce serait bien à la femme de se prémunir et d’éviter
de sortir le soir pour éviter les risques. En allant plus loin, on en
déduirait même que les femmes provoquent, obligent un peu les hommes à
les violer, en se pavanant devant eux. Les raisonnements excusant la
violence et le harcèlement paraissent d’autant plus absurdes que bon
nombre de viols concernent des femmes mineures, voire des enfants, dont
on suppose mal que la sexualité débridée les ait poussées à sortir «
provoquer » des hommes adultes.
Si la question du viol est à ce point occultée au quotidien, il
faut en chercher les causes profondes dans la place de la femme et dans
la perception de la sexualité au sein de la société mauritanienne – ce que nous avions traité dans un article de juillet 2016 intitulé : entre la religion et les pratiques sociales : quelle condition pour les femmes mauritanienne?
Prenons
le cas du mariage : dans bon nombre de cas, celui-ci ne doit pas tant
constituer l’expression de sentiments amoureux, mais bien davantage la
conception que la famille et l’entourage se fait d’un « bon mariage »
(avec une « bonne famille », avec un homme au moins de même caste ou
niveau social, avec un homme de la même communauté, etc.). Si cela
devient peut-être un peu moins vrai avec les générations les plus
jeunes, la persistance d’une forte endogamie communautaire et sociale
démontre tout de même une influence encore prégnante de la tradition,
des anciens, de la famille. Quand ce ne sont pas carrément des enjeux
financiers qui entrent en compte. Tout cela révèle une conception avant tout fonctionnelle du mariage, qui emprisonne la femme dans sa mission reproductive et sexuelle.
Or,
si l'on y ajoute les contraintes vestimentaires et la séparation
physique (qui va jusqu’à ne pas se serrer la main), ajoutées à un devoir
d’abstinence avant le mariage (sans doute bien mal respecté), ce
cocktail crée des situations paradoxales où les agresseurs non seulement
voient leur appétit sexuel aggravé, mais de surcroît peuvent voir dans
les contraintes imposées aux femmes la justification de leurs propres
vices. Autrement dit, si les femmes se voient imposées l’essentiel des
interdictions et des tabous, cela induit que ce sont elles le problème. Or,
la victime n’est ni responsable ni coupable, et si un homme n’est pas
en mesure de se maîtriser, alors le problème vient bien de lui et non de
la femme qui aura le malheur de le croiser.
La question des violences sexuelles soulève des problématiques et des intérêts très divers.
Ainsi, toucher au problème des viols de mineurs impose de s’attaquer
aux mariages précoces et forcés, dans le cadre desquels toute relation
sexuelle est par définition non consentie, et constitue donc un viol.
Autre exemple : celui de l’esclavage sexuel. Des pratiques persistantes
d’esclavage sont régulièrement dénoncées par diverses organisations de
la société civile (elles concerneraient 1,058% de la population
mauritanienne, soit 43 000 personnes selon l’édition 2016 du Global
Slavery Index publié par l’ONG Walk Free), notamment dans la communauté
maure qui est touchée par l’esclavage sexuel, c’est-à-dire une mise à
disposition du corps de la femme esclave auprès de son maître. Plus
largement, la misère rurale et l’accélération du processus
d’urbanisation depuis la fin des années 1970 ont produit de nouvelles
formes de salariat domestique. Des milliers de filles venues des
zones rurales ou de familles pauvres se retrouvent employées par les
classes moyennes et aisées comme bonnes à tout faire. Ce travail, non
réglementé, souvent exténuant et mal payé, voire non rémunéré, les
expose à de fréquentes violences physiques, verbales ou sexuelles. Les
filles domestiques appartiennent principalement aux ethnies minoritaires
(peuhl, wolof et soninké) et aux couches sociales haratines (les « Maures noirs », issus
de la communauté des anciens esclaves). Dans le cas de ces dernières,
il semble que le travail domestique n’est souvent qu’un travestissement
des relations de servilité anciennes.
De
manière générale et comme dans la plupart des pays du monde, il est
probable que la plupart des abus et violences sexuels aient d'abord lieu
dans la sphère privée, au sein même du foyer et du cercle familial.
Cette question des violences domestiques est encore très loin de
constituer un problème de sécurité publique, au yeux des gens,
comparativement aux violences dans la rue ou dans les transports en
commun.
Il est important de noter que le viol n'est pas seulement celui qui arrive dans la rue. Il faut attirer l'attention sur les viols causés par les mariages précoces d'une part, et d'autre part les violences morales que les femmes subissent dans les foyers, qui à mon avis font autant ou plus de ravages chez la femme, car plus difficiles à prouver devant les tribunaux, et donc toujours impunis.
Le viol, sujet tabou et facteur de honte pour la fille et pour la famille
Dans
ce contexte social, marqué par l'expropriation du corps de la femme par
la société, comment apprécier ce que peut constituer un abus sur le
corps tel que le viol ? On devine que la tâche est ardue. En milieu
maure, la situation est compliquée par les modes de séduction : une
violence de prime abord y est la règle. La femme est censée prendre, par
pudeur, par convention, une posture de refus, de refus du plaisir, ce
qui floute déjà la notion de « consentement ». Les techniques de
séduction comptent la poésie par exemple, mais surtout les rencontres
doivent (au moins en apparence) relever du hasard. La fille ne doit pas
montrer qu’elle est consentante. Un exemple de posture, dans les
villages : quand le garçon attrape le parv (voile). Ce moment où
le garçon tire sur le tissu, où la fille se débat, s’inscrit dans le
processus de séduction. En milieu urbain, au collège, au lycée, on
observe des résidus de comportements similaires. Les jeunes vont
discuter, mais le refus doit être au moins apparent. Par convenance, la
fille n’exprime pas de désir, de disposition physique. Cela fait partie
du jeu amoureux et sexuel.
S’agissant, très précisément du viol, la sociologue Mariem Mint Baba Ahmed, que nous avons interrogée, explique que « le gros interdit reste
la pénétration. Parce que cela se double de l’interdit religieux, de
l’honneur, du risque d’être enceinte, de la perte de virginité dans
certains cas ». « Mais par exemple, ajoute-t-elle, quelqu’un
qui forcerait une fille comme ça, en la violentant, ou autre, tant
qu’il n’y a pas eu pénétration, il n’y a pas eu viol. Il n’y a même pas
eu violence ». La situation s’empire dès qu’on se tourne vers une
femme haratine, et dont le corps n’a par essence dans l'imaginaire
collectif, pas d’honneur à préserver. Chez les Haratines, les naissances
hors mariage ne posent pas de problème, de même que la notion de viol
n’existe pas. Traditionnellement, l’apprentissage de la sexualité des
jeunes Maures se faisait souvent auprès des femmes esclaves, le corps
étant à la libre-disposition des maîtres. Une pratique de l’esclavage
sexuel qui a pu trouver une justification religieuse. Encore récemment,
dans une émission sur les fatwas datant du 12 septembre 2014, Mme Suad
Saleh, professeure en théologie à Al-Azhar, affirmait que les musulmans
qui capturent des femmes dans une guerre légitime contre leurs ennemis
peuvent les posséder et en faire des esclaves sexuelles. « En vue de leur humiliation, déclarait-elle, elles
deviennent la propriété du commandant militaire, ou d’un musulman, et
il peut avoir des relations sexuelles avec elles, tout comme il a des
relations sexuelles avec ses épouses ».
Surtout,
il faut prendre conscience que le viol (c’est-à-dire la pénétration non
consentie) ne choque pas tant pour le mal qui est fait à la femme
elle-même. Celle-ci est considérée comme une ratée. On considère surtout
qu’il y a eu un manquement dans sa préservation, et que soit elle-même,
soit sa mère est responsable. Le viol est pensé en termes de perte d'honneur, non en termes de douleur pour la victime. Mariem Mint Baba Ahmed ajoute à ce propos : « Il faut arrêter d’infantiliser les gens. [...] C’est un enfant gâté, mais par définition, un enfant gâté, c’est un enfant qui ne sait pas se protéger. […] La
femme violée, la représentation de ce qu’elle a subi n’existe pas,
c’est l’honneur qui est violé. Il faut parler de la souffrance ! C’est
un être humain à part entière ».
Les lacunes du droit mauritanien
Dans
toute société respectant la dignité de la personne humaine (y compris
en chaque femme), il semble aller de soi que la loi devrait protéger
chaque citoyenne et chaque citoyen contre les atteintes à son intégrité
physique. Ce qui reste malheureusement loin d’être le cas en Mauritanie,
s’agissant du viol.
Concrètement,
que dit le droit mauritanien en la matière ? La question est traitée à
la Section IV du code pénal, intitulée « Attentats aux mœurs de l’islam
». Premier élément frappant, le sous-titre de cette section se compose
comme suit : « Hérésie, apostasie, athéisme, refus de prier, adultère ».
Le viol n’y figure pas. Il est traité brièvement par deux articles, 309
et 310, situés entre l’article 308 condamnant l’homosexualité et
l’article 311 sur le proxénétisme et la prostitution.
L’article 309 se décline comme suit : « Quiconque aura commis le crime de viol sera puni des travaux forcés à temps sans préjudice, le cas échéant, des peines de Had
et de la flagellation si le coupable est célibataire. S’il est marié,
seule la peine capitale sera prononcée. Toutefois, la tentative du crime
de viol ne sera punie que de la peine des travaux forcés à temps ».
Mettons
de côté le débat qu’il y aurait à tenir sur le principe même de la
prescription de châtiments corporels et sur celle de la peine de mort.
On peut au moins retenir de cet article que le viol est bien reconnu
comme un « crime ». Une distinction est faite entre violeurs
célibataires et violeurs mariés – ces derniers étant d’office condamnés à
la peine de mort, sans que les modalités (lapidation, décapitation,
etc.) ne soient toutefois précisées, ce qui n'est pas courant. Les
conditions et la durée des travaux forcés ne sont pas précisés. Quant
aux peines de Had (de l’arabe ḥadd حدّ,
qui signifie limite, borne, définition), il s’agit, en droit musulman,
de l’ensemble des peines légales prescrites par le Coran ou la Sunna.
L’article
310 apporte juste quelques précisions dans le cas de certaines
personnalités (publiques ou en lien particulier avec la victime) : « Si
les coupables sont les ascendants de la personne sur laquelle a été
commis l’attentat, s’ils sont ceux qui ont autorité sur elle, s’ils sont
des serviteurs à gage des personnes ci-dessus désignées, s’ils sont
fonctionnaires ou ministres de culte, ou si le coupable quel qu’il soit a
été aidé dans son crime par une ou plusieurs personnes, la peine sera
celle des travaux forcés à perpétuité et la flagellation, si le coupable
est célibataire. S’il est marié, seule la peine capitale sera prononcée ».
Autant
dire que de telles condamnations défrayent rarement la chronique en
Mauritanie. Non seulement le code pénal, qui repose en grande partie sur
la Charia (loi islamique), ne définit pas le viol et la violence
sexuelle, mais il n’explique même pas comment le viol doit être
démontré. La victime est donc laissée devant un vide juridique. Dès
lors, les condamnations peuvent dépendre du point de vue personnel des
juges. Ce qui, dans une société patriarcale et conservatrice, donne
forcément lieu à de très, très rares condamnations. Bien souvent, le
viol est tu car il constitue une honte pour la famille et pour la
victime, qui risque même d’être pointée du doigt pour l’avoir soit
disant suscité. Certaines affaires de viols se règlent par ailleurs à
l’amiable entre les familles. Au final, le nombre de viols déclarés et
faisant l’objet d’une plainte ne dépasse pas quelques centaines chaque
année, ce qui est bien en-deçà de la réalité, si l’on en croit les
associations actives sur ce sujet.
En
l’absence de précisions, dans le code pénal, sur les preuves à apporter
pour justifier d’un crime de viol, de nombreux juges cataloguent
automatiquement les sévices sexuels dans la catégorie des relations
extra-conjugales volontaires – un crime connu sous le nom de « Zina » (الزنا)
dans la loi islamique. C’est l’article 307, situé juste un peu en amont
dans la même rubrique, qui porte sur ce crime, stipulant que « [tout] musulman majeur de l’un ou l’autre sexe, coupable de crime de Zina
commis volontairement et constaté, soit par (4) quatre témoins, soit
par l’aveu de l’auteur, soit, en ce qui concerne la femme, par un état
de grossesse, sera puni publiquement, s’il est célibataire, d’une peine
de flagellation de cent (100) coups de fouet et d’un an
d’emprisonnement. […] Toutefois, la peine de mort par lapidation, Tajoum, sera prononcée à l’égard du coupable marié ou divorcé ». Rattacher l’acte de viol au crime de Zina, de la part du juge, revient à
sous-entendre clairement que la victime est au moins partiellement
consentante. Cela revient aussi à la condamner selon les modalités
décrites à l’article 307, ce qui constitue un élément dissuasif
supplémentaire pour les femmes victimes. Ainsi, en 2003, une jeune fille
de 15 ans, si l'on en croît un document de plaidoyer de l'Association
Mauritanienne des Droits de l'Homme (AMDH) datant de 2011, fût victime
d'un viol collectif, pour lequel sa famille déposa une plainte. À la
suite de quoi elle fût arrêtée par la police, puis déférée devant le
Procureur de la République. Inculpée de Zina, elle resta trois semaines en prison avant d'être jugée et acquittée.
Résultat
: pour cela et en raison de l’humiliation sociale que représente le
viol pour la victime, dans des milieux conservateurs comme en compte la
société mauritanienne, la première difficulté consiste déjà à convaincre
une fille violée de se faire connaître.
Outre
la loi, pour que davantage de cas d’agression sexuelle soient traités
devant les tribunaux, il faudra voir évoluer la perception des gens
vis-à-vis des victimes – et que celles-ci soient considérées comme
telles –, mieux former les magistrats et réformer le code pénal et le
système judiciaire.
Des associations souvent démunies devant la tâche à accomplir : convaincre la société
Non
seulement les juges prennent une posture souvent défavorable à la
victime, mais les associations travaillant dans l’accueil des femmes
victimes de violence souffrent d’un manque de soutien criant des
pouvoirs publics, et d’une carence en ressources humaines formées au
travail social ou psychosocial. Certaines organisations, telles que
l’Association de Lutte Contre la Dépendance (ALCD), l’Association
Mauritanienne pour la Santé de la Mère et de l’Enfant (AMSME),
l’Association des Femmes Chefs de Famille (AFCF), ou encore
l’Association Mauritanienne des Droits de l’Homme (AMDH), tentent ainsi,
tant bien que mal, d’accompagner les victimes dans leurs démarches
auprès de la police, et tout au long des procédures administratives
nécessaires pour obtenir une condamnation. Elles leur apportent autant
que faire se peut un soutien psychologique. Mais il est clair que les
moyens, qui devraient d'abord et avant tout venir de pouvoirs publics
préoccupés de la sécurité et du bien-être des citoyens, ne sont pas au
rendez-vous.
Boutons les violences à l'égard des femmes, hors de nos maisons, de nos lieux de travail et de nos pays.
La femme mauritanienne, par sa diversité, de coutume et de tradition porte un lourd fardeau, à savoir représenter sa famille, sa communauté et sa religion, ce qui constitue pour elle un grand défi par rapport à son engagement dans la lutte contre les violences, en faveur des droits des femmes notamment.
De l'autre côté, nous devons signaler que sur les 74 articles du projet de loi portant sur les violences basées sur le genre, ce dernier ne parle pas des violences faites aux hommes et aux enfants (filles et garçon), qui sont fréquentes aussi aujourd'hui en Mauritanie.
Les
réactions suscitées par le récent « Projet de loi relatif aux violences
basées sur le genre », adopté par le Sénat mais bloqué à l'Assemblée
nationale depuis le mois de janvier dernier, montrent que le chemin à
parcourir est encore long et semé d'embûches. Des députés, des
religieux, mais aussi des intellectuels et des universitaires dont on
attendait des réactions plus constructives sur un texte certes imparfait
mais visant tout de même à répondre à l'urgence sécuritaire des
violences sexuelles, s’y sont opposés au prétexte que certaines
dispositions seraient contraires à la Charia – théoriquement la
principale source du droit mauritanien. Parmi les points soulevés, on
trouve notamment l'âge d'autorisation du mariage fixé à 18 ans, ainsi
que l'usage du terme « genre », dont certains fustigent l'origine
occidentale et le risque qu'il introduise des éléments favorable à la
reconnaissance de droits pour les homosexuels. Et l'intervention, au
niveau du Sénat, du Ministre de la Justice Brahim Ould Abdallahi, qui y a
garanti que le projet de loi était « conforme aux principes de la Charia » et avait reçu « l'aval des oulémas et imams mauritaniens
», n'aura pas suffi à anticiper la fronde des députés – en tête
desquels ceux du Rassemblement National pour la Réforme et le
Développement (RNRD-Tawassoul), parti islamiste de l'opposition.
Ce
texte est globalement mal construit et mal préparé, et compte bon
nombre de carences juridiques. Les notions de « violences sexuelles »,
de « viol » et de « violences basées sur le genre » sont utilisées à
tour de rôle sans cohérence claire et comme si elles étaient totalement
interchangeables. Le viol des hommes ou des enfants n'y est même pas
mentionné. Toutefois, il faut admettre que certaines dispositions
constituent potentiellement de réelles avancées (si elles sont
appliquées correctement) en faveur de la sécurité et de la prise en
charge des victimes, ainsi que de la condamnation des violeurs. On peut
citer notamment la prise en compte, comme pièce à conviction, du rapport
médicolégal (art. 35), le recours comme preuve à l'examen de l'ADN
(art. 39), la mise en place de numéros verts (art. 58), la création
d'unités spéciales au sein de la police nationale spécialisées dans la
prévention des agressions sexuelles contre les femmes (art. 59), ou
encore la création de services d'accueil et d'information assurant un
hébergement aux victimes pour leur permettre de se reconstruire (art.
64). L'article 40 du projet de loi garantit d'office « l'assistance judiciaire » et « la présence de l'avocat
». La présence d'un psychologue est même rendue obligatoire (art. 45)
durant les audiences, qui peuvent se dérouler à huis clos à la demande
de la plaignante (art. 47). Autre avancée : le traitement des femmes
victimes « ayant contracté des maladies vénériennes est pris en charge par le Ministère de la Santé » (art. 52).
Les violences sexuelles sont un phénomène nouveau et croissant dans la société. Le Parlement doit adopter une loi pour lutter et faire disparaître le problème, et la loi doit s'appliquer vraiment.
En matière de condamnation, le viol « ne peut être correctionnalisé
» (art. 50), c'est-à-dire passer du qualificatif de « crime » à celui
de « délit », et (mesure plus polémique dans les milieux juristes) les
agressions sexuelles commises sur les femmes deviennent « imprescriptibles
» (art. 51). Sur la prévention, le projet de loi prévoit que les
pouvoirs publics adoptent un plan triennal de lutte contre les
agressions sexuelles à l'encontre des femmes (art. 54), mènent des
campagnes de sensibilisation (art. 55) et transmettent, au sein des
centres de formation et d'éducation, les connaissances et les méthodes
facilitant la détection des violences sexuelles (art. 56). En outre, les
associations de lutte contre les violences basées sur le genre,
déclarées depuis au moins cinq ans, pourraient dorénavant « se porter parties civile au procès » (art. 53). L'article 4 portant sur les circonstances aggravantes stipule que « les perversions de l'auteur de violences basées sur le genre, sa position, ses liens avec la victime, [...] la vulnérabilité de la victime, les circonstances de l'infraction [...] constituent des circonstances aggravantes dans le prononcé de la peine par le juge
». Le contexte dans lequel se déroule le crime ne saurait donc
constituer, en aucun cas, un motif de circonstance atténuante. Même si
l'application avec succès d'une telle disposition implique un changement
radical de mentalité et de perception de la part des juges eux-mêmes,
on ne peut contester que dans bon nombre de situations (dont les
agressions dans les taxis à des heures tardives), cet article aurait au
moins le mérite de déculpabiliser juridiquement la victime et de mettre
l'intégralité de la faute sur l'agresseur.
Enfin, point non négligeable : le crime de viol y est (enfin !) défini : « Constitue
un viol tout acte de pénétration vaginale, anale ou buccale de quelque
nature que ce soit commis sur la personne d'autrui sans son consentement
par violence, contrainte, menaces ou surprise » (art. 7). Le harcèlement sexuel est également reconnu comme un délit,
passible de six mois à trois ans de prison et de 100.000 à 500.000
ouguiyas d'amende en fonction de la situation, et défini comme « tout
propos, acte ou comportement à connotation sexuelle fondé sur le sexe
ou la prise en compte de la sexualité, réelle ou supposée d'une femme,
ayant pour objet de porter atteinte aux droits et à la dignité ou de
créer un environnement intimidant, hostile, dégradant ou humiliant » (art. 8). Les violences conjugales (« tout
conjoint ayant volontairement provoqué des coups et blessures ou
pratiqué une violence contre son conjoint, qu'elle soit physique, morale
ou psychologique ») sont passibles d'une peine d'emprisonnement de deux mois à cinq ans, et sont donc enfin reconnues.
Sans
qu'elles aient été spécifiquement mentionnées dans les médias (qui ont
raconté tout et n'importe quoi sur ce projet de loi, en tête desquels –
comme souvent – le Cridem qui partage les informations sans vérification
aucune, et au point qu'il soit légitime de se demander combien de
journalistes l'ont réellement lu), deux dispositions ont pu gêner, plus
profondément, ses détracteurs. Le texte sanctionne, en effet,
l'imposition d'un « comportement ou d'une attitude à son conjoint » (art. 16), ainsi que l'empêchement d'« exercer ses libertés publiques
» (art. 19). On comprend facilement en quoi de tels articles peuvent
gêner les gens pour qui le comportement d'une femme doit faire l'objet
d'un contrôle, et qui voudraient, par exemple, conditionner les allers
et venues à la stricte autorisation du mari.
Bon
nombre d'associations et d'initiatives, y compris parmi les jeunes
générations, ont émergé à la suite des viols et meurtres de jeunes
filles et d'enfants qui avaient défrayé la chronique en 2013. On peut en
citer au moins trois. L'Association des jeunes filles actives dans la
société, essentiellement basée à Riyad, une commune périphérique de
Nouakchott, est née en 2014 en menant des actions symboliques (telles
qu'une marche de jeunes filles, habillées en blanc), et travaille
désormais davantage à créer des espaces d'apprentissage et d'expression
pour les jeunes filles. L'initiative eTkelmi (اتكلمي, « parle »
en arabe, adressé à une femme), née en 2013 et composée pour
l'essentiel de jeunes femmes militantes de la communauté maure, a mené
quelques sit-in devant le Ministère ou le Palais de Justice, et
réalisé une vidéo de plaidoyer contre le viol il y a trois ans.
Aujourd'hui, ses membres sont surtout actives sur les réseaux sociaux.
Sa revendication principale : la modification de trois articles du Code
pénal (articles 307, 309 et 310) pour parvenir à une criminalisation
effective du viol en Mauritanie.
Cette
vidéo de plaidoyer contre la violence et le viol, diffusée en janvier
2015 à l'initiative d'eTkelmi, avait réuni plusieurs personnalités de la
société civile.
Enfin,
on peut citer un consortium d'associations de jeunes de la commune de
Dar Naim, à Nouakchott, qui s'est réuni en 2015 autour d'un projet
intitulé « Touche pas à ma sœur / تلمس أختي لا
», cofinancé par la coopération française et appuyé par l'ONG Caritas.
Il comportait notamment des actions de sensibilisation (porte-à-porte,
concerts, etc.) et des sessions de dialogue intergénérationnel
réunissant jeunes filles et parents pour tenter de lever certains sujets
tabous.
Une
autre initiative, plus récente, mérite également d'être citée, bien
qu'encore en cours de gestation. Depuis l'été 2016, des maîtres en arts
martiaux et en sports de combat se réunissent deux fois par semaine à la
nouvelle Maison des Jeunes de Nouakchott, et travaillent à former des
jeunes femmes sur un programme de self-defense qu'ils ont
construit eux-mêmes, sur la base des techniques de défense de leurs
différentes disciplines. Cette démarche, intitulée RIM Self-defense
réellement novatrice en Mauritanie en ce qu'elle place les femmes comme
actrices de leur propre sécurité, tout en créant des espaces de
solidarité et de réappropriation du corps, s'est lancée sous l'impulsion
d'une militante discrète, Dioully Oumar Diallo, déjà à l'initiative de
l'application TaxiSecure en 2014, dont l'objectif est de
prévenir les agressions sexuelles dans les taxis en permettant, à terme,
de vérifier leurs numéros d'enregistrement, d'envoyer un message
d'alerte à ses proches et de géolocaliser la victime.
Notre corps nous appartient. Il faut outiller les filles de manière permanente, pour qu'elles puissent se défendre contre le viol.
Les
langues se délient, mais les obstacles restent immenses, tant la
considération de la femme et de ses droits semblent précaire.
Dans le cas de l'Association des jeunes filles actives dans la société,
sa présidente Raghiya Mint Abdellahi nous raconte que rapidement, les
actions de sensibilisation vis-à-vis des habitants de Riyad ont dû
laisser place à d'autres types d'activités, car trop sensibiliser
lassait les gens, voire donnait l'idée à certains garçons d'aller
agresser. Dans le cas de l'application TaxiSecure, l'équipe de
développeurs qui le portait a rapidement fait face à la réticence des
pouvoirs publics à partager les données sur les taxis enregistrés, même
pour un outil de prévention des violences. Idem s'agissant de
l'initiative RIM Self-defense, qui soulève déjà bien des
réactions et révèle ainsi les nombreux préjugés à l'égard des femmes, de
leur capacité à se défendre et de l'urgence sécuritaire de la
situation.
Je défends toujours la cause des gens fragiles qui vivent leurs problèmes dans le silence et qui n'ont aucun moyen de les résoudre. Le « giving back » est ma source d'inspiration. En ce qui concerne les problèmes liés aux droits des femmes, je pense que tout peut se résoudre tant qu’il y a un brin d’espoir.
Réagissant
à la forte opposition au récent projet de loi sur les violences basées
sur le genre, y compris de la part d'intellectuels et universitaires,
l'une des membres de l'initiative eTeklmi, Mekfoule Ahmed, affirmait récemment, lucide sur la situation : « Les
réactions nous montrent que nous avons échoué, depuis trois ou quatre
ans, à sensibiliser les gens et à faire évoluer les mentalités sur cette
question des violences sexuelles. Il faut repenser notre stratégie ». Il
est probable qu’une meilleure collaboration entre les groupes de femmes
qui se battent, chacun à son échelle et à sa manière, sur le front de
l’émancipation et des droits, constitue l’une des clés de ce combat.
Une association de jeunes visant à former des filles en informatique et
à renforcer leur place dans le secteur du numérique – comme le fait par
exemple l’association InnovRIM à Nouakchott –, même si elle se
positionne à première vue dans le domaine des nouvelles technologies, partage en réalité des intérêts convergents avec une initiative comme eTkelmi,
et contribue dans la mesure de ses moyens à l’émancipation de la femme.
Une ONG comme Caritas qui travaille à l’autonomisation des femmes à
travers la formation professionnelle, l’accès au micro-crédit et l’appui
à l’organisation en coopératives, apporte sa contribution à
l’émancipation de la femme. Sans se dire nécessairement « féministes »
et sans porter d'idéologie particulière, bon nombre d’acteurs réalisent
par leurs actions sociales des petites révolutions, progressivement,
sans violence. On peut supposer que ce sera la capacité des acteurs
revendiquant les principes de liberté et du droit à aller vers eux, qui
changera le rapport de force. Pas d’un seul coup, mais étape par étape.
Les
clés de ce combat sont extrêmement complexes à trouver, et n'ouvrent la
porte qu'à des années de luttes et de débats pour démontrer,
convaincre, faire comprendre que le seul fait, pour la femme, d'être un
être humain devrait suffire à lui accorder le droit à la sécurité et à
la liberté, qui sont des conditions évidentes au bonheur et à
l'épanouissement.
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